Chapitre IV

Brownsky s’appelait en réalité Frédéric Brown, et les habitants de Walobo avaient ajouté cette terminaison slave à son nom à cause de son ascendance polonaise. C’était un colosse aux cheveux roux et aux yeux glauques qui, depuis près de vingt ans, écumait toute la région de la rivière N’Golo, s’adonnant à la contrebande d’ivoire et pressurant les indigènes des lointains districts auxquels, profitant de l’éloignement, il vendait ses denrées à des prix dix fois supérieurs à leur valeur réelle. Jadis, il avait même été soupçonné par le Colonial Office d’être mêlé à un trafic d’esclaves à destination de l’Éthiopie, mais rien n’ayant cependant jamais pu être prouvé, Brownsky avait échappé, jusqu’alors, aux rigueurs de la justice.

Lorsque Peter vint, ce jour-là, lui demander des porteurs, Brownsky ne fut guère dupe de ses prétextes. Il était lui-même trop fin renard pour se laisser ainsi jeter de la poudre aux yeux. Aussi fut-ce avec un sourire équivoque qu’il répondit à la demande de Bald :

— Bien sûr, je pourrais trouver des porteurs aujourd’hui même. Il y a pas mal d’indigènes, ici, à Walobo, qui me doivent de l’argent, et ils iraient jusqu’en enfer si je leur promettais de les acquitter de leur dette. Seulement, mon vieux Peter, je vous fournirai ces porteurs à une unique condition : c’est de pouvoir vous accompagner…

Peter Bald sursauta violemment. Cette soudaine attaque le prenait au dépourvu et il ne put que balbutier d’une voix mal assurée :

— Nous accompagner, Fred ?… Pourquoi voudriez-vous nous accompagner sur la Sangrâh ?… Les Hommes-Léopards…

— C’est justement à cause des Hommes-Léopards que je voudrais vous accompagner, mon vieux Peter. Car, enfin, vous n’allez pas me dire que vous voulez risquer votre précieuse peau pour quelques centaines de livres seulement, et cela dans l’unique but d’aller chercher de vieux ossements. Vous me cachez quelque chose, vieille canaille, et je voudrais savoir exactement de quoi il retourne…

Bald avait maintenant retrouvé son sang-froid. Il comprit qu’il ne pourrait duper Brownsky et que, s’il ne lui révélait pas ses vrais desseins, il se verrait refuser les porteurs. D’autre part, s’il réussissait à recruter ses propres hommes, et à partir, Brownsky, à la fois intrigué et alléché, se lancerait aussitôt sur sa piste. Mieux valait donc, pour le moment du moins, s’en faire un allié qu’un ennemi. Plus tard, il serait toujours temps de changer d’attitude.

Lentement, Peter Bald tira un petit tube de métal de sa poche, l’ouvrit et en tira un caillou brillant, de forme prismatique, qu’il jeta sur la table, devant Brownsky.

— Regardez ça, Fred, fit-il, et dites-moi ce que vous en pensez…

Le colosse saisit le caillou et l’étudia longuement en le tournant et en le retournant entre ses doigts.

— Diable ! dit-il, un diamant brut. Il pèse au moins huit carats, et blanc bleu avec ça. D’où vous vient cette petite merveille ?

— Vous souvenez-vous de Sam Cutter ? interrogea Peter Bald.

— Cutter ?… N’était-ce pas ce chasseur blanc qui, voilà un peu plus de dix ans, s’en est allé vers la Sangrâh en compagnie d’un géologue américain nommé Porker, pour revenir seul et repartir presque aussitôt en affirmant qu’il reviendrait riche ?

— C’est cela tout juste, fit Peter Bald. Pourtant, Cutter n’est jamais revenu et, peu de temps après, un savant autrichien, le professeur Karl Hetzel, devait retrouver son squelette dans la savane…

— Je me souviens de tout cela, en effet. Mais je ne vois pas très bien…

— Vous allez comprendre tout de suite… Avant de repartir pour la Sangrâh, Cutter s’était approvisionné chez mon prédécesseur, David Flint, et l’avait payé avec ce diamant. Flint garda la chose pour lui mais, avant de partir en Europe, lorsque je lui repris son affaire, il me revendit également la pierre et me raconta toute l’histoire. C’était juste avant la guerre, et les hostilités m’empêchèrent de mener mon enquête. Plus tard, par l’intermédiaire d’un ami habitant Vienne, je me renseignai sur ce professeur Hetzel. Celui-ci avait, en effet, trouvé les restes de Cutter et, si ce dernier possédait une carte ou un document quelconque indiquant l’endroit où se trouvaient les diamants, Hetzel devait l’avoir en sa possession. Malheureusement, le savant était mort et, pendant plusieurs années, je considérai l’affaire comme enterrée quand, voilà quelques semaines, j’appris, toujours par mon correspondant de Vienne, que Leni Hetzel, la fille du professeur, s’apprêtait à gagner le Centre-Afrique pour partir à la recherche d’une vallée perdue, au sol jonché d’ossements fossiles. Jadis, Cutter avait vaguement parlé de cette vallée, et je ne doutai pas que l’affaire des diamants était en train de rebondir. Sur mon inspiration, mon ami viennois conseilla à miss Hetzel de s’adresser à moi pour l’organisation de son safari. Miss Hetzel vient d’arriver et, comme il me serait difficile de recruter des porteurs pour une expédition aussi périlleuse, j’ai pensé m’adresser à vous. Tout compte fait, si je m’en rapporte aux déclarations de Cutter à David Flint, il doit y avoir assez de diamants là-bas pour que nous puissions partager…

Brownsky continuait à retourner le diamant entre ses doigts épais, tout en le considérant d’un air pensif.

— Cette pierre a été dépouillée de sa gangue, dit-il. David Flint l’a-t-il reçue dans cet état ?…

Peter Bald eut un signe affirmatif.

— Il l’a reçue ainsi. Mais cela ne veut rien dire. Cutter peut avoir enlevé la gangue lui-même…

Pourtant, Brownsky ne semblait pas encore tout à fait convaincu.

— Il reste une chose à expliquer. Pourquoi Porker et Cutter n’ont-ils pas emporté les diamants quand ils ont tenté de rejoindre Walobo ensemble ?

— Il peut y avoir plusieurs raisons à cela, répliqua Peter Bald. Ou bien Porker et Cutter n’ont pas eu le temps d’extraire les diamants, ou bien ils étaient extraits mais Porker, sachant que leur possession pouvait être un motif de dissension entre lui et son compagnon, a préféré les abandonner sur place, quitte à revenir les rechercher par la suite. Les notes de Porker, dont miss Hetzel m’a fait lire des extraits, semblent confirmer cette dernière possibilité, car elles déclarent : « … j’ai interdit à Cutter d’emporter quoi que ce soit avec lui. Ce qu’il nous faut avant tout, c’est sauver nos vies. Le reste viendra plus tard. »

Doucement, le visage de Brownsky se détendit. Il jeta un dernier coup d’œil au diamant, puis le posa sur la table, devant son interlocuteur.

— Cela vaut peut-être la peine de tenter la chance, dit-il enfin. Cutter ne serait pas reparti seul, avec le danger des Hommes-Léopards, si le jeu n’en valait pas la chandelle… Reste à connaître l’endroit où se trouvent les diamants…

— Miss Hetzel doit le savoir, fit Peter Bald d’une voix assurée. Si elle cache son jeu pour l’instant, elle devra bien se découvrir une fois arrivée à destination. Alors, nous n’aurons plus qu’à nous servir…

Brownsky éclata d’un rire gras, chargé de sous-entendus.

— Quand il y en a pour trois, il y en a pour deux, et la petite Hetzel, au moment du partage, ne pèsera pas lourd dans la balance. En général, les morts n’ont plus guère de revendications à formuler…

Et, en lui-même, il songeait : « À vrai dire, il n’y aura aucun partage à effectuer, car vous non plus, mon vieux Peter, vous n’aurez plus de revendications à formuler… »

De son côté, Peter Bald pensait : « Ce pauvre Brownsky. Beaucoup de muscles, mais peu de cervelle. Quand nous aurons trouvé les diamants, il lui arrivera un petit accident, comme à miss Hetzel, et tout sera dit… » Aussitôt, il enchaîna, mais à haute voix cette fois :

— Quand croyez-vous pouvoir prendre le départ, Fred ? À mon avis, le plus tôt sera le mieux…

Brownsky eut un geste vague.

— Je pense réussir à recruter les porteurs aujourd’hui même. Pendant ce temps, vous préparerez le matériel. Ainsi, nous pourrons partir demain, à l’aube…

Il se dirigea vers une cantine d’aluminium, l’ouvrit et en tira une mitraillette Thompson, qu’il posa sur la table.

— Nous emporterons plusieurs de ces joujoux, fit-il. De cette façon, en cas de nécessité, les Hommes-Léopards trouveront à qui parler…

 

*
* *

 

Ce fut le lendemain matin seulement que Bob Morane et Allan Wood apprirent le départ de Leni Hetzel, de Peter Bald, de Chest et de Brownsky pour la région de Sangrâh. Tout d’abord, la stupeur les empoigna mais, bientôt, elle fit place à la consternation.

— Tu étais si sûr que Peter Bald repousserait ses offres, fit Bob à l’adresse de son ami. En lui refusant ton aide, tu l’as jetée entre les mains de ce forban…

Wood semblait pensif, puis il finit par dire :

— En fait de scélératesse, Chest et Brownsky ne le cèdent en rien à Peter Bald et, en toute autre circonstance, je serais inquiet pour cette pauvre miss Hetzel. Cependant, pour l’instant, les Hommes-Léopards la protègent…

Morane sursauta. Il regarda son compagnon avec inquiétude, comme s’il craignait de le voir soudain devenu fou. Pourtant, Allan Wood paraissait avoir conservé tout son bon sens.

— Les Hommes-Léopards la protègent ?… Que veux-tu dire, mon vieux ? interrogea Morane.

— Tout simplement ceci. Peter Bald et ses deux acolytes ne sont pas assez fous pour se lancer, sans arrière-pensées, dans cette aventure sans issue. Ils en auront minimisé les dangers pour capter la confiance de miss Hetzel et lui soutirer de l’argent. Quand ils parviendront à la limite du territoire bakubi, ils feindront de se rendre soudain compte des risques qu’il y aurait à s’aventurer plus avant. L’expédition regagnera alors Walobo et, bien entendu, miss Hetzel ne reverra jamais son argent…

Bob Morane hocha la tête. Il souhaitait que son ami eût raison. Pourtant, quelques points lui paraissaient obscurs dans toute cette affaire. Quel était cet homme qui, l’autre nuit, sur le pont du steamer, avait assailli Leni Hetzel ? Était-ce bien un simple voleur ?… Et pourquoi Peter Bald, pour perpétrer une vulgaire escroquerie, avait-il dû chercher un complice en la personne de Brownsky ?

Il se secoua. « Allons, pensa-t-il, mon imagination se met encore à me jouer de mauvais tours. À force de me trouver mêlé à un tas d’aventures, je finis par voir tout en noir… »

Il se tourna vers Wood.

— Quand pensez-vous que nous pourrons partir, mon vieux ? Je brûle de pouvoir prendre enfin ces clichés d’animaux…

Allan Wood eut un geste vague.

— Cela dépend de M’Booli, fit-il. Je le charge toujours de réunir les approvisionnements et les porteurs. Si M’Booli t’a à la bonne, cela ira vite. Dans le cas contraire, il s’arrangera pour faire traîner les choses, et je ne pourrai rien faire contre cela… Attends, nous allons savoir immédiatement quel tour prennent les événements… M’Booli !… Oh, M’Booli !…

Quelques secondes s’écoulèrent, puis le grand Noir apparut, un large sourire éclairant sa face d’ébène poli.

— Bwana Al m’a appelé ? interrogea-t-il.

— Oui, M’Booli… Bwana Bob voudrait savoir quand nous pourrons partir…

M’Booli fit rouler ses épaules d’athlète et, sous sa peau luisante, ses muscles jouèrent comme des câbles d’acier.

— M’Booli a réuni le matériel, dit-il. Aujourd’hui il recrutera les porteurs. Demain, nous pourrons partir, à l’aube…

Al Wood se tourna vers Morane.

— Allons, dit-il, la preuve est faite à présent. M’Booli t’a à la bonne, mon vieux Bob…

Le colosse noir hocha la tête.

— Oui, M’Booli avoir Bwana Bob à la bonne. Bwana Al a parlé souvent des exploits de Bwana Bob. Bwana Bob très courageux. S’il meurt un jour, M’Booli voudrait manger son cœur…

Morane se sentit soudain très fier. C’était la première fois que quelqu’un souhaitait lui manger le cœur. Pourtant, il devinait que, dans la bouche d’un Balébélé, il ne devait pas exister de compliment plus flatteur.

La Vallée des Brontosaures
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